dimanche 2 janvier 2011

La perversion, une littérature minoritaire ?


Plaisir du texte, régime d’écriture et de lecture du texte littéraire proposé par Roland Barthes, peut être également perçu comme une autre facette de la littérature mineure de Deleuze. Un écrivain dont l’absence est fortement ressentie dans Le Plaisir du texte de Barthes, Léopold Von Sacher Masoch, voit son importance en tant qu’écrivain et non pas uniquement dans l’idée de représentativité d’une perversion, sous la plume de Deleuze.
Barthes ne fait pas référence à Deleuze non plus, (au moins explicitement), mais le fait que le désir ne peut être que pluriel, et que la pluralité du désir amène à la pluralité du langage à l’intérieur d’un même idiome, se répète très souvent chez Barthes. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, l’auteur se plaint de ce que les gens ne supportent pas le langage de l’intellectuel : « Il se sentait alors l’objet d’une sorte de racisme : on excluait son langage, c’est-à-dire son corps : « tu ne parle pas comme moi, donc je t’exclus. »[1]  Il reprend la même idée dans sa leçon inaugurale au Collège de France et revendique le mot d’ordre « autant de langages qu’il y a de désirs »[2], mot d’ordre engageant une proposition qu’il trouve lui-même utopique, car « aucune société n’est pas encore prête à admettre  qu’il y a plusieurs désirs. »[3]
Le texte du plaisir est alors un texte qui incarne un désir particulier, un des désirs que la société tente de négliger. C’est à cet égard que le texte du plaisir de Barthes peut être rapproché d’une littérature mineure.
La littérature se trouve obligée, depuis des siècles, sinon tout au long de son histoire, de se légitimer en se montrant comme la représentante d’une vérité, de la réalité, d’une tradition, etc., et le plaisir, lui, a toujours été considéré soit comme nuisible, soit comme inutile, comme un vice ou bien un luxe et jamais comme quelque chose de sérieux. La légitimation[4] de la littérature, quoi qu’en soit le récit ou la base, ne peut supprimer le plaisir du texte en tant que régime de lecture ni d’écriture. Mais les romans sur lesquels Barthes met le doigt, sont les romans de plaisir, c’est-dire les romans qui se légitiment par le plaisir même. Ce régime de plaisir ne peut être que pervers, non pas seulement parce que la lecture et l’écriture littéraire selon Barthes sont toujours perverses, proche à la perversion fétichiste (« je sais mais quand même »,) mais parce que ce n’est que le plaisir pervers qui est mineur et qui proclame toujours le droit à l’existence de ce qui n’est pas commun, de ce qui est pluriel.                     
Mais la représentation d’un désir pervers, peut-elle toujours donner lieu à une littérature mineure ? Appartenir à une minorité est immanent à la perversion, il est sa nature même. Être pervers veut dire en quelque sorte, se démarquer par la particularité de son désir, du désir de la majorité, et s’exprimer par conséquent, dans un autre langage, celui de son désir qui n’est pas non plus individuel. Il ne s’agit donc pas de trouver ou de créer sa langue à l’intérieur de la langue commune, mais de chercher celle de sa perversion. Néanmoins, une littérature mineure n’est pas seulement celle qui prend en usage la langue d’une minorité, mais qui s’adresse également à un lecteur mineur. Barthes écrit : « Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c’est qu’ils ont écrits dans le plaisir (ce plaisir n’est pas en contradiction avec les plaintes de l’écrivain). Mais le contraire ? Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il – moi, écrivain – du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la « personne » de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu. » (P.220)
Le texte de plaisir ne peut pas s’adresser à n’importe quel lecteur. Le moyen de « devenir-mineur » est ce par lequel le texte exclu la majorité. Si l’usage de Kafka de la langue allemande l’a inscrit dans une sorte de littérature mineure, c’est qu’il l’utilise dans un pays où cette langue appartient à une minorité. Il exclut de cette façon la majorité de ses compatriotes du lectorat de son œuvre (non pas parce qu’ils ne peuvent pas la lire mais parce qu’elle ne s’adresse pas à eux). De la même façon, Masoch, par la langue de sa perversion crée une littérature mineure. Deleuze se plaint du fait que ceux qui parlent de sadomasochisme ne lisent pas Masoch et cela les empêche de pouvoir tenir compte de ce que masochisme n’est pas simplement le contraire du sadisme. Mais peut-être qu’une des raisons principales de la méconnaissance courante de Sacher Masoch, réside en ce qu’il se borne à un lecteur qui partage sa perversion. La lecture de Masoch a besoin d’un plaisir corporel, étranger à celui qui est en dehors de cette minorité.
Pour Sade, le monde se scinde en deux groupes : les libertins (les maîtres) et les victimes. La logique sadienne veut convaincre le lecteur que s’il n’est pas un bourreau, il est forcement une victime. Aucune place n’est laissée à la neutralité. Pouvoir lire un roman de Sade jusqu’à la fin veut dire accepter, même occasionnellement, d’adopter le rôle du bourreau. Le monde de Masoch est tout autre chose, il est peuplé des gens ordinaires, des « neutres ». Le pervers masochiste reste presque toujours seul, et le rôle de déesse despotique est à jouer. Masoch lui-même se rend compte de l’étrangeté de son désir, il ne veut pas convaincre autrui de le partager avec lui. La seule personne qu’il essaie de convaincre dans le roman, est celle qui doit endosser le rôle de déesse.
Il y a aussi une autre façon de représenter une perversion dans le roman, celle qu’on peut trouver, - parmi d’autres - dans Lolita de Nabokov. Ce texte ne nous demande pas de jouir de cette perversion mais de la comprendre. Il s’agit du plaisir de la description d’une perversion (qui est pareil au plaisir de n’importe quelle description) et non de la perversion elle-même. Le texte de Nabokov trouve sa légitimité par la représentation de la réalité, et de cette façon se démarque des textes du plaisir. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de plaisir dans la littérature réaliste, mais que – comme nous avons dit – le texte ne se légitime pas par le plaisir lui-même.      
Le rapport entre la perversion et le « devenir-mineur », dans le langage littéraire, n’est donc pas un rapport direct. L’explication de Deleuze à cet égard peut bien élucider la différence entre les deux : « Le parti minoritaire peut supposer que la loi est seulement le fait arbitraire de la « noblesse », il ne proclame aucune haine, et « si ce parti qui ne croit à aucune loi est resté assez faible et impuissant, c’est qu’il accepte la noblesse et reconnaît son droit à l’existence. »[5]    
Dans cette optique nous pouvons dire que Sade est au côté de la noblesse, voire de la loi. Masoch, au contraire, ne cherche pas la loi mais l’acte contractuel, le rite. Contrairement à la loi qui se veut commune, le contrat se limite à l’ « inter-subjectif », il reste minoritaire. Encore Deleuze écrit : « Le sadique a besoin d’institutions, mais le masochiste de relations contractuelles. »[6]  Si Sade aussi se distingue comme pervers, c’est que sa loi est au contraire de celle de la majorité.

L’œuvre de Masoch présente une écriture dilatoire, l’attente, ou comme le dit Deleuze la suspension ; c’est, pour reprendre la formule de Barthes « une introduction à ce qui ne s’écrira jamais. »[7]  Dans les romans de Masoch, il n’y a que des signes, des allusions ; à chaque fois il y a un côté de son désir qui se montre. Dans Un Testament insensé, nous avons une héroïne belle et cruelle, potentiellement la déesse despotique masochiste, mais il s’en tient à la potentialité. Masoch se contente de la décrire, sans la mettre dans une relation masochiste. Dans l’Amour de Platon, la déesse est encore présente, le héros (Platon) peut aussi devenir un pervers masochiste, mais dans le roman il n’y a que la spéculation sur l’amour : l’absence remarquable de l’acte sexuel. La Femme séparée possède également tous les éléments masochistes, même certaines allusions pudiques à son désir, néanmoins le roman entier passe dans l’attente et la suspension. Le roman où Masoch décrit le plus complètement son désir, La Venus à la ferrure, reste encore trop imparfait en ce qu’il s’agit de son plaisir à lui. Il ne parle pas de la réalisation du désir masochiste en général, mais de sa recherche. Ce que le texte nous montre, c’est les efforts du héros masochiste qui essaie de convaincre la femme qu’il aime de jouer le rôle de la déesse. Tantôt elle accepte (à contrecœur), elle essaie, tantôt est excédée et ne supporte plus le rôle : le rêve ne s’écrira jamais, il reste dans l’imaginaire du texte et dans l’imagination de celui qui le partage. Comme dans le cas de La Femme séparée, l’héroïne de La Venus, est elle-aussi, loin de l’idéal masochiste. Il lui manque l’essentiel : celle qu’il cherche a un caractère fort et cruel, celle qu’il trouve toujours sera lâche, égoïste et dépendante. Si la femme accepte enfin de jouer le rôle de la déesse despotique, c’est par l’amour et par peur de perdre son aimé. Le moment de plaisir dans ces romans est donc toujours éphémère et inachevé. Au contraire de l’homme sadien qui réalise ses rêves mais qui reste insatisfait et les développe alors jusqu’à ce qu’il dépasse n’importe quelle limite à la recherche d’une satisfaction de son désir, l’homme masochiste se heurte dès le début à l’impossibilité de la réalisation de son désir ; son rêve, il ne peut ni le vivre ni l’écrire, il peut seulement l’imaginer.        
Ainsi, la langue mineure, le « devenir-étranger » dans sa langue chez Masoch n’est guère un phénomène syntaxique. Encore une fois, il concorde exactement avec l’idée de Barthes : « Le texte a une forme humaine, c’est une figure, un anagramme du corps ? Oui, mais de notre corps érotique. Le plaisir du texte serait irréductible à son fonctionnement grammairien (phéno-textuel), comme le plaisir du corps est irréductible au besoin physiologique. »[8]
Si la langue de Masoch devient une langue étrangère, une langue mineure c’est à cause des contraintes qu’il met implicitement en arrière de son texte. Le texte n’obéit pas à la logique commune, le sens des actes et des paroles ne correspond pas au sens grégaire de la langue. Tout ce passe comme dans un rite, la valeur des gestes et des paroles devient complètement détachée de leurs valeurs pragmatiques, et correspond seulement à une valeur définie dans ce contexte propre. Mêmes les choses présentent, par une sorte de fétichisme, un sens secondaire. Mais tout cela n’existe que pour le héros masochiste, l’héroïne demeure dans sa logique pragmatique, elle cherche son bénéfice mondain, son intérêt. L’esclave masochiste, malgré sa volonté de décrire son esclavage comme absolu et malgré le fait qu’il répète très souvent qu’il n’a aucun droit devant sa propriétaire, ne supporte pas le moindre des actes hors des règles du jeu, et l’autre étant étrangère à ce jeu ne sait jamais en respecter les règles entièrement.
Ainsi le roman de Sacher Masoch devient l’expression de l’ « être-mineur », et prend par conséquent une couleur révolutionnaire. Comme toute la littérature mineure, il s’oppose au rythme majoritaire à la faveur de ce qu’on peut appeler, avec Barthes, le rhuthmos. Barthes emprunte ce terme à Benveniste pour parler d’un rythme individuel et subjectif qui est en retard ou en avance par rapport au rythme social : « …le rhuthmos est par définition individuel :interstices, fugitivité du code, de la manière dont le sujet s’insère dans le code social (ou Naturel).[9]    
Ce n’est pas donc la représentation, la description de la perversion qui peut créer une littérature mineure, une littérature du plaisir, c’est la perturbation du rythme majoritaire en reproduisant une langue perverse et en revendiquant son propre plaisir qui démarque le texte du plaisir.
Ainsi Masoch se place parmi les rares écrivains qui ne se soumettent à aucun récit de légitimation autorisé par le discours dominant de leur époque, pour pouvoir ensuite parler de leurs plaisirs. C’est un des aspects communs entre Sade et Masoch : ils légitiment leurs œuvres justement en tant qu’œuvre de plaisir et rien d’autre. La conséquence de cet acte est beaucoup plus signifiante qu’elle pourrait le paraitre au premier regard. Ils s’opposent à toutes les définitions courantes de la littérature et à cet aspect de la pensée platonicienne - qui reste étrangement dominant pendant des siècles – qui affirme que le discours doit se justifier par l’intelligible ou bien quitter la cité. Au lieu de répondre à Platon, Sade et Masoch acceptent volontairement de sortir de son utopie pour trouver les siennes.  
Bibliographie :
Roland Barthes, Le plaisir du texte, Ed. du Seuil. Paris. 1973.
                           Roland Barthes par Roland Barthes, Ed. du Seuil. Paris .1975.
                          Roland Barthes, Leçon, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, Prononcée le 7 janvier 1977, Ed. du Seuil, Paris, 1978. 
                                 Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), texte établi, annoté et présenté par Claude Coste Ed. du Seuil, novembre 2002,
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher Masoch, Ed. de Minuit, Paris, 1967.
                                Kafka, pour une littérature mineure, (avec Félix Guattari), Ed. de Minuit, Paris, 1975.
                                Critique et clinique, Ed. de Minuit, Paris, 1993.
Léopold von Sacher-Masoch : L’Amour de Platon, Ed. Verdier, Lagrasse, 1991.  
            La Femme séparée, Ed. Via Valerino, Marseille, 2004.
                                                            Un Testament insensé, Ed. Autrement, Paris, 2009.   
                                                           
   

            
                


[1] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Ed. du Seuil. Paris .1975.P. 107.
[2] Roland Barthes, Leçon, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, Prononcée le 7 janvier 1977, Ed. du Seuil, Paris, 1978.   p. 25
[3] Ibid.
[4] Le mot légitimation est en l’occurrence pris au sens que lui donne Jean-François Lyotard en parlant de ce phénomène dans le discours de la science, c’est-à-dire la fabrication de grands récits qui légitiment non seulement les énoncés d’un discours, mais qui décrivent également les buts que ce discours peut viser. Nous croyons qu’il est possible de parler du même phénomène à propos du discours littéraire. (Voire Jean François Lyotard, Condition Postmoderne.  Ed de Minuit. Paris. 1979  
[5] Gilles Deleuze, Kafka, pour une littérature mineure, (avec Félix Guattari), Ed. de Minuit, Paris, 1975. P. 84.

[6] Gilles Deleuze, Présentation de Sacher Masoch, Ed. de Minuit, Paris, 1967. P. 20. 
[7] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Ed. du Seuil, 1973, , repris in Œuvres complète, revue, corrigée et présentée par Eric Marty, Ed. du Seuil, 2002. Tome IV, P. 229. 
[8] Ibid. P. 228.
[9] Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), texte établi, annoté et présenté par Claude Coste Ed. du Seuil, novembre 2002, P. 39. 

1 commentaire:

  1. réellement intéressant. L'idée d'extraction volontaire du général pour s'inscrire dans la minorité par la perversion est une idée géniale...

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